La langue de bois ? Une discipline pourtant si usitée dans la sphère politique qu’il ne pratique pas, l’ancien ministre de l’Education nationale et professeur de philosophie, Luc FERRY ! L’essayiste et écrivain très médiatisé – il a son actif la rédaction et traduction de plus de 220 ouvrages ! – a régalé par sa verve pertinente le public auxerrois, féru des « Conversations de l’Abbaye », sur une thématique qui le passionne : l’intelligence artificielle. Une causerie calibrée en trois quarts d’heure lui permettant d’évoquer pêle-mêle ses performances, ses conséquences sur l’emploi et le retard coutumier pris par les Européens sur le sujet…
AUXERRE : Il n’est pas tendre avec les représentants du monde politique. « C’est normal, je les connais de très près ! », précise-t-il avec un brin d’ironie. Il les invite même à se réveiller (ainsi que nous tous, d’ailleurs) avant qu’il ne soit trop tard. Si ce n’est pas déjà trop tard ! Thématique de la soirée nécessitant un vrai débat : l’intelligence artificielle. Logique, en somme, pour le conférencier, invité de la énième « Conversation de l’Abbaye » auxerroise, une animation introduite par la cheffe d’orchestre de ces rencontres intellectuelles (Céline BAHR) où il est bon de se mettre des choses sensées et réfléchies entre les oreilles, qui vient de consacrer un ouvrage complet sur ce sujet : « IA : grand remplacement ou complémentarité ? ».
« Le tsunami va être dingue de chez dingue, c’est sûr ! ». Ecouter le professeur de philosophie, essayiste, écrivain et homme politique, habitué des plateaux télévisés depuis des lustres – il faut le savourer lors de ces joutes orales avec Daniel COHN-BENDIT chaque dimanche en fin de journée sur LCI ! - lors d’une conférence sur un item aussi capital comme peut l’être l’IA n’est pas synonyme d’assoupissement, d’ennui et de désintérêt pour le public, même de profanes !
Une IA au top des connaissances
Une salle de conférence, pleine comme un œuf avec plus de deux cents spectateurs dont bon nombre au cheveux d’argent où il aura fallu ajouter des chaises supplémentaires coûte que coûte jusqu’à la dernière minute afin de permettre à chacun de profiter d’une place assise, au grand dam de Luc FERRY, devant couper par deux fois son élan introductif lui servant de préambule ! Il suffisait que les retardataires arrivent à l’heure, non ?!
Il persiste et signe, l’ancien ministre de l’Education nationale, sous l’ère de…Jacques CHIRAC ! « Il faut vraiment que les hommes politiques se réveillent sur ce sujet ! On est encore en train de discuter de conclave sur les retraites à prendre à 62 ans ou pas ! Franchement, c’est affligeant, voire dramatique ! Il faut s’intéresser à l’IA, y réfléchir sérieusement en pensant aux futurs métiers de nos enfants et petits-enfants pour qu’ils ne soient pas bouffés par l’IA à l’avenir… ».
Il ajoute que les métiers qui associeront la technologie, le cœur et la main sont ceux qui disparaîtront le moins vite. « Mais, un très bon vendeur, c’est difficile à remplacer car c’est un métier de relations humaines. Il faut que l’Education nationale oriente nos enfants vers des métiers qui ne seront pas des voies sans issue… ».
Est-ce vraiment le cas aujourd’hui ? Pas certain !
A l’aise dans l’exercice oratoire, additionnant son cocktail d’informations de plaisanteries, de remarques personnelles, de chiffres à faire peur lorsqu’il s’agit du retard abyssal de l’Europe et de la France sur ce dossier, Luc FERRY déroule en consultant de temps à autre ses quelques feuilles noircies de notes un plan qu’il a savamment rodé au fil de ses conférences hexagonales. Ici, distillées auprès de grands pontes des corps militaires, là auprès des dirigeants chez ORANGE !
En guise de longue introduction, celui qui déplore que « le système éducatif français fabrique de l’échec sans parvenir à y porter remède » énumèrera des exemples de performance concrets de cette technologie maîtrisée par les Américains et les Chinois. Via l’outil « Chat GPT ».
Dans la traduction de textes (désormais, le métier de traducteur est condamné à finir aux oubliettes !), dans la réalisation artistique (œuvres d’art dupliquées et plagiées en toute impunité malgré les innombrables procès des auteurs et artistes ), dans la résolution de problèmes mathématiques (l’une des variantes de l’intelligence artificielle, « IA Alpha Géométrie » a obtenu la médaille d’or aux récentes olympiades mathématiques, reléguant le scientifique Cédric VILLANI à ses chères équations !), dans le domaine juridique, de l’édition, de la presse, et de l’éducation.
« L’IA peut obtenir aisément le baccalauréat et même les agrégations ! Elle est même plus intelligente que moi qui possède doctorat et agrégations ! », plaisante Luc FERRY. Une IA qui peut faire de la mécanique, de la maçonnerie, de l’électricité, de la plomberie. La seule différence avec l’humain ? C’est que l’IA n’a pas besoin d’arrêt de travail, ne milite pas à la CGT et n’emmerde personne ! ». Rires garantis parmi l’assistance qui apprécie la démonstration, visiblement !
Gare aux usages dévastateurs des « deep fake »
Puis, l’orateur bifurqua sur l’une des craintes majeures de l’intelligence artificielle son impact dans le monde du travail. Sans omettre de balancer quelques saillies acidulées contre les représentants politiques !
« Quels sera l’impact de ces IA génératives sur l’emploi de demain ?, s’interroge Luc FERRY, Bill GATES qui est tout sauf idiot estime que l’IA est capable de remplacer les pilotes dans tous les jobs ! L’IA est capable de fournir tous les services de soins dont nous avons besoin ! A quoi va ressembler ce monde de demain ? On doit y réfléchir très vite, y compris nos politiques qui eux sont à côté de la plaque ! Pas comme le Premier ministre qui veut interdire la vente de couteaux de cuisine aux mineurs alors qu’il suffit d’en récupérer un exemplaire dans la cuisine familiale ! Ou comme les deux autres députés (un écologiste et un socialiste) qui veulent interdire la vente des portables au moins de 15 ans ! C’est complément idiot ! Idem d’interdire l’usage des réseaux sociaux aux moins de 15 ans alors que l’on peut contourner très facilement le problème, c’est totalement débile… ».
Du Luc FERRY dans la quintessence de son art oratoire ! L’IA est-elle peu créative ? « C’est faux ! L’argument est idiot ! Il y a des réussites artistiques issues de l’IA qui sont exceptionnelles…Il y a des œuvres proposées par l’IA qui sont plus créatives qu’un tableau de Pierre SOULAGES ! ».
Sur le sujet de la régulation de l’IA, l’intervenant en rajoute une couche : « je ne suis pas poujadiste, mais prenons l’exemple des « deep fake », ces fausses vidéos qui sont fabriquées en quelques minutes et peuvent faire croire des tas de choses totalement inexactes – il s’amuse à en partager quelques-unes, sonores, où les fausses voix d’Emmanuel MACRON et de Barack OBAMA, tressent des louanges à l’écrivain philosophe et à son dernier ouvrage ! -, j’alerte sur les effets dévastateurs et malveillants de ces messages… ».
L’UE se situe à des années-lumière de la galaxie IA !
Autre point évoqué : « l’IA force ». Ce serait une machine qui posséderait la conscience de soi, créant ainsi une nouvelle ère, celle de la post-humanité. Un cerveau artificiel qui serait tellement performant que la conscience de soi se traduirait par des émotions.
« Personnellement, je n’y crois pas du tout ! Ceux qui y pensent sont des matérialistes au sens philosophique du terme. Je n’y crois pas pour des raisons scientifiques et philosophiques, en vérité. Il y a deux différences entre l’IA et l’humain : l’IA ne possède pas de corps ni d’organisme, donc elle n’a pas de libido ni de projets personnels. Même si elle peut imiter les émotions. Quant aux codes éthiques, ils sont introduits par les programmateurs qui peuvent être de multiples origines et orientations diverses au niveau de la pensée… ».
Quant au poids de l’Europe et de la France par rapport à la maîtrise de l’intelligence artificielle, il semble inexistant à date. Un constat que déplore Luc FERRY.
« Nous nous situons à des années-lumière de la réalité, souligne le philosophe, même si la France propose sa propre IA avec « Mistral », mais cela n’a strictement aucun rapport avec le modèle américain. C’est comme si nous devions courir le Grand Prix de Monaco de formule un avec une 2 CV ! ».
Une Union européenne qui est donc totalement dans les choux de l’avis de l’essayiste, qui fit une digression ironique sur les volontés de réarmement du Vieux continent. Démontrant au passage que les drones, nouvelles armes redoutables de la guerre moderne, se pilotent de manière numérique.
Favorable à l’adoption d’un service civique pour les adultes, Luc FERRY y va de son analyse pertinente sur les usages de l’IA et de l’emploi, grand sujet de préoccupation pour les Français, abasourdis par tout ce déferlement technologique.
« Face à l’IA, il ne faut pas arrêter de travailler. Il faut garder l’utilité sociale sinon on perd son estime de soi. Il y aura des gains de productivité grâce à l’IA dans les secteurs industriels. Certains estiment que seuls les emplois automatisables seront impactés par l’intelligence artificielle : c’est complétement faux. Je peux citer les traducteurs, les géomètres, les médecins, les architectes, les comptables…autant d’emplois qui seront remplacés par l’IA. Quant à la théorie que l’IA affectera uniquement les « cols blancs » et non les « cols bleus », là aussi, c’est source d’erreurs ! Les robots permettront tout ! Quant à la destruction massive des emplois, la théorie ne tient pas debout : d’autres emplois seront créés à la place. Le passé industriel nous l’a déjà démontré… ».
Une intelligence artificielle qui aura suscité quelques réactions de la part du public. Réactions à chaud plus ou moins intéressantes où Luc FERRY apportera là aussi des réponses probantes, avant qu’il ne quitte la scène de l’Abbaye pour regagner une petite table où il devait signer quelques ouvrages dans une courte séance de dédicaces, avant de saluer son ami Guillaume LARRIVE, venu en spectateur, et repartir vers de nouvelles aventures épistolaires et sans IA, loin de l’Yonne…
Thierry BRET